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Une conférence d'Anne Soupa

Sacralisation et gouvernance   

Le sacré est une notion protéiforme, polysémique, donc d’un maniement très difficile. L’Évangile et l’Église en ont sans doute une conception différente. L’Évangile a opéré une gigantesque entreprise de désacralisation (des lieux de culte, Jean 4, 21-24 ; des rituels Matthieu 12, 3-6 ;), précipitant tout le sacré sur le visage du frère ou de la sœur (Matthieu 25, 31-46), tandis que l’institution a tout le temps fait usage de la notion de sacré.

Dans l’Église, l’association est omniprésente. En effet, si je me contente de parcourir à grandes enjambées les textes de Vatican II, je constate un usage fréquent du terme de sacré, souvent en tension avec la question du pouvoir.

Dans Lumen Gentium, on trouve le terme en abondance. Pour souligner la primauté de Pierre, on parlera de la « Sacrée primauté du pontife romain » (LG 3, 18), pour qualifier l’évêque, de son « ministère sacré » (LG 3, 26). Lorsqu’il s’agira du prêtre, le sacré servira à le distinguer du laïc. (Presbyterium ordinis). Mais d’une façon générale, l’expression « ministres sacrés » est omniprésente dans les textes conciliaires.

Depuis Vatican II, et de plus en plus à partir des années 80-90, la notion de sacré a été réinvestie par la société civile. Je pense que ce sacré qui revient en force est favorisé par une société civile en manque de transcendance, donc de sacré. Elle en demande à l’Église, qui se trouve poussée à sacraliser davantage. Bien d’autres facteurs sont aussi en cause, je n’en pointe ici qu’un seul.

Pour répondre à la question posée, c’est la sacralisation qu’il faut tenter de repérer. Elle est visible dans son lien avec le pouvoir et dans la distinction femme-homme. 

1° Une sacralisation du prêtre.

La forte poussée du laïcat qui a suivi Vatican II a généré sous Jean-Paul II une réaction défensive, qui s’est appuyée sur la notion de sacré.

Petit retour en arrière sur Lumen Gentium (10), qui affirme la différence essentielle entre laics et ministres ordonnés : « Le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ministériel ou hiérarchique, qui ont entre eux une différence essentielle et non seulement de degré, sont cependant ordonnés l’un à l’autre : l’un et l’autre, en effet, chacun selon son mode propre, participent de l’unique sacerdoce du Christ. Celui qui a reçu le sacerdoce ministériel jouit d’un pouvoir sacré pour former et conduire le peuple sacerdotal, pour faire, dans le rôle du Christ, le sacrifice eucharistique et l’offrir à Dieu au nom du peuple tout entier ; les fidèles eux, de par le sacerdoce royal qui est le leur, concourent à l’offrande de l’Eucharistie et exercent leur sacerdoce par la réception des sacrements, la prière et l’action de grâces, le témoignage d’une vie sainte, leur renoncement et leur charité effective ».

Mais voilà que la différence est amplifiée en 1988 par Jean-Paul II dans Christi fideles laïci. Le pape y affirme qu’il y a une différence « de nature et non de degré[1] » dans la participation au sacerdoce du Christ. Et, explicitant le canon 230, §3 du Code de droit canonique : «Là où les nécessités de l'Eglise le conseillent, et à défaut de ministres sacrés, des laïcs peuvent, même sans être lecteurs ou acolytes, remplir en suppléance telle ou telle de leurs fonctions: ministère de la parole, présidence des prières liturgiques, administration du Baptême, distribution de la Sainte Communion, suivant les normes du droit», le pape ajoute : « Il faut remarquer toutefois que l'exercice d'une telle fonction ne fait pas du fidèle laïc un pasteur[2]: en réalité, ce qui constitue le ministère, ce n'est par l'activité en elle-même, mais l'ordination sacramentelle. Seul le sacrement de l'Ordre confère au ministre ordonné une participation particulière à la fonction du Christ Chef et Pasteur et à son sacerdoce éternel[3] ».

Ce qui étonne, c’est de mettre le contenu du pouvoir plus dans l’ordination que dans l’activité, à rebours du Nouveau Testament qui part des charismes des personnes pour définir ensuite des fonctions[4]. Ne risque-t-on pas de faire du sacrement un « en soi » déconnecté du récipiendaire ?

Une autre manière de sacraliser devenue courante aujourd’hui est d’appliquer aux prêtres des formules qui le configurent davantage au Christ. Je souligne le grand usage actuel fait de deux formules associées au ministère ordonné, « in persona Christi » et « Alter Christus ». En ce qui concerne la 1ère le frère Dominique Marliangeas a montré qu’elle n’était jamais appliquée au sacerdoce ordonné avant Pierre Lombard (12e siècle), et qu’une confusion de la Vulgate sur la traduction de 2 Corinthiens 2, 10 a transformé « en présence du Christ » en « en tenant le rôle du Christ[5] ».

L’autre formule appartient en fait au patrimoine commun de tous les fidèles. C’est le chrétien qui est un alter Christus, et pas seulement le prêtre. Cette parole patristique a été amputée de son sens plein par l’École française de spiritualité du 17e siècle. Et depuis une vingtaine d’années elle a envahi les séminaires, et les prêtres aujourd’hui s’en nourrissent abondamment. 

Enfin, last but not least, le cardinal Sarah dans son dernier livre, a soutenu que pendant l’eucharistie, le prêtre était « ipse Christus », le Christ lui-même….

Dans un registre plus simple, j’ai souvent été heurtée en entendant – souvent- tel ou tel prêtre dire qu’en prononçant les paroles de la consécration, « il avait le pouvoir de faire descendre le Christ à l’autel ». Si le mot de sacré n’est pas ici utilisé on voit clairement que la stratégie est de sacraliser en rapprochant le prêtre du Christ.

2° La sacralisation de l’homme prêtre

La seconde voie actuelle vers la sacralité sur laquelle j’aimerais réfléchir avec vous est le couplage que je crois assez récent entre la prêtrise (gouvernance) et la masculinité. Le souci de l’institution a été d’ériger une solide forteresse théologique autour de ce couple, dont chacun des 2 éléments est aujourd’hui fragilisé. La prêtrise est en chute libre, et la masculinité se cherche car l’émancipation des femmes l’oblige à se poser à nouveaux frais la question de son identité et de son utilité. Les prêtres/hommes sont donc doublement menacés dans leur identité. Rien de surprenant à ce que la sacralisation soit mise au service de ce couple.

-J’observe que ce choix est pris au moment même où l’émancipation des femmes atteint une reconnaissance mondiale, irréfutable, avec les 4 grandes conférences de l’ONU sur les femmes (1975-1995). Il y a donc un effet défensif assez évident dans la stratégie magistérielle. J’en veux pour preuve que la Lettre de Jean-Paul II aux femmes a été publiée en 1995, plus précisément le 29 juin, jour des saint Pierre et Paul, tandis que la 4e conférence sur les femmes, celle de Pékin, dont on attendait des décisions normatives, s’est tenue du 4 au 15 septembre 1995. C’est dans cette Lettre aux femmes que le pape analyse le fameux verset du Livre de la Genèse[6] : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je vais lui faire une aide qui lui soit assortie ». Et il en fait cette exégèse : « Depuis l’origine, donc, dans la création de la femme, est inscrit le principe de l’aide[7] ». Aide pour l’homme, selon le pape. Je ne résiste pas au plaisir de vous dire que le pape sur-interpréte le texte, car ce qui est ici traduit par « homme », c’est Adam, c’est-à-dire l’être humain. Ce verset ne parle donc ni de femme ni d’homme – puisqu’ils n’existent pas encore- mais de l’aide mutuelle que l’un et l’autre, vont se devoir. Retenons que Jean-Paul II révèle ici un léger sentiment de supériorité : la masculinité est assez éminente pour avoir du personnel de service.

-Ensuite, Rome a voulu protéger théologiquement la masculinité du prêtre. Cela s’est fait dès Paul VI, par la déclaration de la Congrégation pour la Doctrine de la foi Inter Insigniores (1976), puis par Jean-Paul II, dans la Lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis (1994), qui entendait clore les demandes insistantes de femmes désirant accéder à l’ordination. La stratégie du second pape est claire. Il a requalifié la question du sacerdoce féminin en en faisant, non plus une simple discipline interne, ajustable selon les temps et les besoins, à la manière dont le précédent texte de Paul VI en avait laissé l’éventualité, mais une volonté et une décision divine. C’est le sacré divin, la plus haute forme possible, donc, qui va pérenniser la masculinité du prêtre, menacée par les femmes, puisque le pape dit : « L’Église n'a en aucune manière le pouvoir de conférer l'ordination sacerdotale à des femmes et cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles[8] ».

Le procédé est assez terrifiant. Cette requalification « en Dieu » d’un éventuel sacerdoce féminin, pendant de la sacralisation de la masculinité du prêtre, a quelque chose d’un coup de force. Elle a d’autres conséquences :

* Le pape met, d’un même mouvement, dans la main de Dieu, la nature féminine et la masculinité de l’ordination sacerdotale, un peu comme il l’avait fait en publiant la lettre aux femmes le jour de la saint Pierre et Paul. En somme, il s’en remet à Dieu de ce que sont le masculin et le féminin, sauf que le masculin tien la place.

*Il semble induire que les femmes offenseraient Dieu si elles accédaient à l’ordination.

* Enfin, il décide que les femmes n’accèdent pas au sacré.

Dans Inter insigniores encore, on lit que « Le Christ fut et demeure un homme[9] ». Observez : il est dit le « Christ » et non « Jésus ». Le Christ post pascal ou le Verbe de Dieu ? Si l’on dit « demeure », c’est bien qu’on pense au Verbe de Dieu. Cette masculinisation du Christ comporte de gros risques théologiques. Comment le Christ peut-il représenter l’humanité entière et la sauver si sa masculinité est ainsi majorée? N’aurait-il pas connu tout de l’humanité ? Ne sauverait-il plus que les hommes et non les femmes ? Á défendre un Christ homme, on risque de fragiliser le salut offert par le Christ.

Le fondamentalisme qui prévaut dans ces interprétations s’est appuyé sur l’argument de la masculinité des Douze, déjà dans Inter Insigniores, sans dire le moins du monde que les Douze sont douze à cause des 12 tribus d’Israël, signe de l’universalité de l’appel. Je soutiens que l’argument des Douze hommes non seulement ne tient pas compte de l’évolution des mentalités, mais lit le texte au ras de l’information, sans mettre de profondeur de champ dans l’interprétation. C’est un fondamentalisme. Dernière fragilité : celle de la succession apostolique, absente des évangiles, et soumise à des « trous historiques » majeurs.

3° Les limites de la sacralisation

J’en viens maintenant à ce qui, selon moi signe les limites du procédé de sacralisation. J’en vois plusieurs.

1.La sacralisation exclut. Quand on sacralise, non des gestes, mais des personnes, on induit une exclusion.

*L’exclusion en question est celle du féminin. Avec les imprudences théologiques que je viens d’évoquer, le peuple de Dieu s’est clivé : le féminin a basculé du côté de l’impur. Cet « impur féminin » est lié à l’interdit du sang. Pourquoi interpréter le sang des femmes négativement, alors que dans la Bible, le sang appartient à Dieu, et conclut l’alliance. Il faut donc le protéger. 

* D’une certaine manière, l’homme, est aussi exclu, mais il ne le voit pas ! Parce qu’en insistant sur la différence sexuelle, le magistère a aussi identifié l’homme à son sexe, ce qui est une impasse, celle dont souffrent précisément les femmes depuis toujours. Il faut bien garder à l’esprit que le masculin qui hier était censé incarner tte l’humanité ne représente plus que lui-même. Parce que les femmes, par les démarches inclusives, le refusent. Il n’y a qu’à voir les réactions de femmes à Fratelli tutti. Même si le Vatican persévère, le masculin se réduit maintenant à dire l’homme masculin. Et le sacré devient masculin, ce qui est grave : Je ne célèbre plus parce que c’est moi, être humain, mais parce que j’ai un pénis. Je n’aimerais pas que l’on puisse dire que je célèbre à cause de mon sexe. Conséquence, à mon avis grave : La sacralisation ecclésiale clive le peuple de Dieu, elle exclut, ce qui n’était pas le cas hier puisque on vivait sous la fiction que l’homme disait toute la nature humaine. Et en excluant, elle devient profondément infidèle à l’attitude de Jésus dont le premier combat est celui contre l’exclusion bien plus que le combat contre la pauvreté.

2.La sacralisation est un ersatz du service.

Trop associer sacralisation et gouvernance est un jeu dangereux. Car la sacralisation est une procédure risquée et fragile. C’est une béquille, un adjuvant qui, dans un premier temps, évite de gouverner. Je sacralise parce que mon autorité naturelle ne me suffit pas. D’autres gouvernances fonctionnent en protégeant, d’autres au contrat social…. Mais toujours, il y a un service. Tant que les prêtres rendaient ou rendent de vrais services au peuple chrétien, la sacralisation était plus un respect, une sorte d’enjoliveur, tout compte fait assez secondaire, « pour faire joli ». Je respecte le prêtre non parce qu’il serait sacré, mais parce qu’il me rend service. Mais quand la sacralisation remplace le service, la gouvernance est sans filet.

3.La sacralisation à la lumière des abus  

Mais si, pour des raisons diverses, il faut maquiller la gouvernance d’une couche de sacré, eh bien cela tiendra tant que le maquillage tiendra. Mais le maquillage « de sacré » aveugle la gouvernance sur son pouvoir performatif. Il agit comme une dispense de bien gouverner (selon les principes de l’Église). Je suis bien grimé, je fais illusion. Mais le maquillage ne fait pas le visage. C’est ce qui se vérifie avec les abus. Le roi est nu, aujourd’hui. D’autant plus que c’est parce que le maquillage était efficace, même « performatif », qu’il y a eu abus. En somme, c’est parce que la sacralisation a efficacement remplacé la gouvernance, c’est parce que les enfants et les femmes ont pris le sacré des prêtres au sérieux, que nous sommes devant une catastrophe. La crise est donc très grave. La sacralisation a promis Dieu et vendu le diable. Elle est à mon avis totalement discréditée, et la crise atteint la gouvernance elle-même. Que reste-t-il ? Mgr Dubost vient de répondre à un journal italien : ce n’est pas le prêtre qui accomplit l’eucharistie, c’est le Christ ». Je crois malheureusement que ces paroles n’atteignent pas le fidèle, surtout quand le prêtre tire sa fonction vers la personnalisation et le pouvoir. Pour que cette phrase soit crédible il faudrait que le chœur soit vide, donc l’autel nu, et que le célébrant soit dans l’assistance, ou derrière l’iconostase, comme chez les orthodoxes, et que les paroles de la consécration arrivent dans un micro. Quelle puissance d’évocation dans ces cas-là ! Mais il faut toujours un célébrant. Mais ce n’est que rarement le cas.  Des paroles de ce genre « ce n’est pas moi, c’est le Christ », ce ne sont plus que des « belles paroles », de belles constructions théologiques qui se perdent dans le vide.

Je conclus de ces diverses observations liées à la crise des abus à un aveu terrible, que pousse à son terme la phrase de Mgr Dubost. 1. La sacralisation du prêtre aboutit à des catastrophes. 2. La gouvernance s’efface. 3. Et le Christ est invisible. Donc, s’il n’y a plus ni sacralisation qui tienne, ni gouvernance qui s’assume, mais qu’il reste le Christ, et que la présence du Christ ne soit pas affirmée et vécue, alors, il n’y a plus rien. 

4° Que faire ?

-Renoncer à la sacralisation ? Faut-il modifier le canon 1008 ? « Par le sacrement de l’Ordre, d’institution divine, certains fidèles sont constitués ministres sacrés par le caractère indélébile dont ils sont marqués ». Pour moi, c’est évident ; Mgr de Moulins Beaufort ouvre cette porte dans un article de 2018 : « Que nous est-il arrivé ? » 

- Devant cette sacralisation condamnée par les faits, il est urgent de rebondir avec vigueur sur la gouvernance. Il faut « faire » et surtout pas « ne rien faire ». Or, par un tropisme suicidaire, l’institution ne fait rien (en France, à Rome…) Fratelli tutti, ouf ! Mais en France, qu’y a-t-il ? Dans ce paysage morose, qu’est-ce qui bouge ? Ces temps-ci : une mobilisation ratée contre l’État qui briderait la liberté religieuse ? Une mobilisation appuyée contre les lois de bio éthique ? Ce qui bouge, c’est un mouvement venu des profondeurs de l’inconscient collectif, qui essaie désespérément de rendre une gouvernance à ce vide : se sont les exclues de la gouvernance, mais qui se pensent aussi en termes de gouvernance de relève : ce sont les femmes ! Je n’ai pris conscience de la profonde nécessité de ce que j’avais fait qu’en préparant cette soirée. C’est à cause de cette horreur du vide de la gouvernance qu’il ya eu ces mois derniers et encore maintenant, des initiatives venues des femmes contre la non-gouvernance actuelle. Elles disent : « tout va mal, mais on est là ». Mais c’est une chance ! Car les femmes offrent à la gouvernance son propre décalque (comme un fichier « alias » en informatique qui permet de rattraper un fichier perdu). Elles leur adressent le miroir de la gouvernance que l’institution devrait se donner. Pas sûr que leur parole soit entendue, mais pourtant, l’intérêt bien compris de la gouvernance serait de saisir l’opportunité, pour tenter de construire un compromis au sujet de la réintégration des femmes et de rebondir dessus pour une gouvernance réassurée sur ses fondements évangéliques, c’est-à-dire appuyée sur les Douze, expression du peuple total.

Anne Soupa, conférence donnée à Confrontations, en 2020

 

[1] Christi fideles laïci, 22.

[2] En italique dans le texte.

[3] Christi fideles laïci, 23.

[4] Ephésiens 4, 11.

[5] B.D. Marliangeas, Clés pour une théologie du ministère. In persona Christi, in persona Ecclesiae, coll. Théologie historique 51, 1978, cité par André de Halleux, Ministère et sacerdoce, Revue Théologique de Louvain, 1987, p. 429.

[6] Genèse 2, 18.

[7] §7.

[8] §4.

[9] §5

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