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Les souffrances sont réelles. Fidèles d’une religion de l’incarnation, les catholiques ont souffert de privations : celle du face à face de deux visages, de la poignée de main, de l’étreinte, de célébrations en chair et en os ...

Les Baptisé-e-s du Grand Paris (groupe d'Ile-de-France de la CCBF) ont pris l'initiative  d'organiser le vendredi 12 juin dernier, en partenariat avec le Forum 104, lieu associatif parisien ouvert aux spiritualités, une table-ronde afin de s'interroger sur les impacts du covid-19 sur l'Eglise. Cette table-ronde, virtuelle, a réuni, sous l'animation de Claudine Benard, trois intervenants : Anne Soupa, bibliste, bien connue des membres de la CCBF, le Père Bruno Lefevre Pontalis, curé de la paroisse Saint François-Xavier à Paris, et Jean-Louis Schlegel, sociologue, historien des religions. Vous trouverez ci-dessous l'enregistrement de cette table ronde, d'une durée d'une heure.

 

Que disent les catholiques du temps de confinement ?

Cocktail de souffrances et d’inventivité.

Les souffrances sont réelles. Fidèles d’une religion de l’incarnation, les catholiques ont souffert de privations : celle du face à face de deux visages, de la poignée de main, de l’étreinte, de célébrations en chair et en os et avec force chant choral.

 

La pratique des sacrements

En ce qui concerne la privation des sacrements, la parole des catholiques est instructive : il leur a paru dur de reporter un mariage, un baptême, cruel surtout d’avoir dû laisser mourir un proche seul ou sans sacrement des malades. Ceci laisse penser que les sacrements ancrés sur une réalité anthropologique traverseront la crise. Mais la question se pose pour l’eucharistie. Et là, on a entendu des propos qui questionnent : « Je ne m’en porte pas plus mal »... « Cela ne me manque pas trop». Et, surprise plus grande encore, ces aveux émanent parfois de catholiques qui sont au cœur du réacteur, comme ces religieuses qui, en toute sérénité, m’en ont fait le constat. C’est aussi ce que disent beaucoup de catholiques « du milieu du rang », qui ont jusque-là docilement accepté le discours actuel sur l’eucharistie.

Ces constats m’invitent à poser une affirmation assez forte au sujet de l’eucharistie. L’eucharistie actuelle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Une première amputation a séparé la liturgie de l’agir chrétien. Si le don du Christ dont il est fait mémoire ne s’inscrit pas dans une histoire - et si cette histoire n’est pas insérée dans la liturgie même - le sacrement n’est plus qu’un simulacre. La seconde dérive, récente, a consisté à mésestimer la part de l’assemblée et de faire de l’eucharistie une sorte de « performance de présence divine » réalisée par le prêtre, cet « alter Christus » qui aurait « le pouvoir de faire descendre Jésus sur l’autel ». D’assemblée, il n’y en n’a guère plus, aujourd’hui, alors que c’est en elle que se donne à voir le corps du Christ. Aussi, dépourvu de son ossature éthique et ecclésiologique, le sacrement se trouve maintenant livré, non seulement à la dévotion affective, mais au risque de la magie. L’hostie « signe » de la présence réelle du Christ est devenue « Jésus hostie[1] », une fin en soi.

La privation du confinement a accentué une crise déjà là. Si 60 % des Français se disent catholiques et si seulement 3% d’entre eux vont à la messe, c’est que le problème est profond. Le confinement a permis au croyant de dire tout haut et preuve à l’appui, que ce Jésus qui sort du chapeau ne lui manque pas, qu’il le rencontre ailleurs. Et il risque surtout de penser qu’il a été dupé par une institution qui a majoré le pouvoir du célébrant, laissant croire que la personne se confondait avec « le personnel ».

« Faire corps » 

Par ailleurs, la privation de rassemblements suscite notre inventivité au sujet du corps. Le corps ecclésial, ce composé de présence physique et spirituelle doit-il se structurer autrement ? Avant de  répondre, je voudrais poser une question centrale : qu’est-ce qu’une présence? Et que devient-elle à l’heure du numérique ?

Je définirais la « présence » comme étant « une modalité d’être performative »  (qui fait ce qu’elle promet). Une modalité qui permet à deux êtres (ou plus) d’entrer dans une relation telle que cette relation porte des fruits. Que peut donc être une présence par le numérique ?

1. Grâce au numérique, je peux dire : « Je te vois, tu me vois, je te parle, tu me parles ». Mais pouvons-nous aller jusqu’à dire : « Nous sommes ensemble » ? La réponse à cette question est extrêmement personnelle. Elle ne répond à aucune certitude objective, extérieure à nous. C’est à chacun de répondre, car c’est affaire d’expérience.

Je m’appuierai pour affirmer cela sur l’expérience de Marie de Magdala au jardin, le matin de Pâques. Á deux reprises, Marie demande, en vain : « Où avez-vous mis le corps ? ». Quand Jésus l’appelle par son nom, elle le reconnaît. Ou, pour le dire autrement : « il lui devient présent », d’une présence performative, qui « établit du lien » : « C’est moi, Marie !  C’est lui, Rabbouni !  Nous pouvons échanger ! ». Une fois que Marie a reconnu Jésus, celui-ci lui dit : « Ne me touche pas ». Donc, la présence performative de Jésus permet à Marie de supporter l’absence d’étreinte.

Juste après, Jésus lui délivre un message d’ordre théologique : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » ; et : « Va trouver mes frères ». Marie va voir les frères et leur annonce 1. : qu’elle a vu le Seigneur, 2. : qu’il lui a dit « cela », affirmation volontairement vague qui permet une reformulation personnalisée, « vivante ». Ainsi, Marie contribue à la fondation d’un corps spirituel : l’Église des frères. Elle comprend ce qu’est un corps sans le corps. Elle comprend ce qu’est un corps « spirituel » sans le corps « physique ». Et de fait, tout corps spirituel est fondé sur un corps « absenté », « non touché ». Le corps des fondateurs de religion est vénéré par son tombeau, ses reliques, etc, mais il reste celui d’une « absence présentifiée ». Le corps « absenté » est un corps désiré, mais définitivement perdu. Tout cela pour dire que le désir est partie prenante de la constitution d’un corps spirituel. Quand nous célébrons sur un support virtuel, le désir est mis en branle, plus encore que dans une célébration classique.

Comment le numérique pourrait-il « remodeler » l’activité liturgique ?

Pourrions-nous communier virtuellement, dans ce qu’on a appelé la « communion de désir » ? Le terme a été presque dévoyé parce qu’il a été imposé aux divorcés remariés et non choisi par eux. Mais s’il est assumé et éprouvé dans l’expérience, c’est tout autre chose.  Si ma foi au Christ me fait dire que je suis en communion sans une hostie de pain, mais par la conscience d’une assemblée qui est « avec moi », qui reproduit le même geste, avec un prêtre qui consacre, qui me l’interdirait ? La Cène a été vécue au cours du repas pascal, mais est-il indispensable de manger physiquement le corps ? Les discours de Jean qui en traitent sont prononcés dans un tout autre cadre que la Cène, Cène dont Jean, d’ailleurs, ne fait pas état. 

Dans les célébrations numériques, nous avons besoin d’être sûrs que l’assemblée existe bien. La célébration d’une messe où le prêtre est seul est difficilement supportable. Elle avait d’ailleurs été sévèrement critiquée à Vatican II. La raison majeure est qu’elle ne génère aucun lien. Le chantre ou l’acolyte, seules personnes présentes sous la caméra, avec le prêtre, ne suffisent pas à donner l’illusion d’une assemblée. Or, celle-ci est indispensable pour que je puisse lui donner une sorte de délégation de ma présence.

Par contre, m’unir, comme me l’ont dit certains, à la messe du pape, - hors confinement, s’entend - dans une église Sainte Marthe remplie de personnes en chair et en os, peut me donner, comme par l’exercice d’une sorte de mandat, le sentiment d’y être et de participer pleinement à la célébration. Cela ne ressemble pas du tout aux messes du Jour du Seigneur, qui font des gros plans, sur la chorale, sur des visages particuliers, sur le célébrant, etc. Il faut, dans les célébrations virtuelles auxquelles je pense, une certaine pauvreté pour que je sois « un parmi d’autres », et non en surplomb. Si je veux être « présent », je dois accepter la particularité de ma position, au milieu d’un rang précis et pas ailleurs. Une seule caméra, dont l’oeil sera mon œil. Pas ailleurs. Sauf à la fin, où je dois bouger de mon banc, voir défiler plusieurs visages, etc.

En somme, je pense que le confinement nous aura appris à élargir le domaine de la présence, par des modalités tout à fait nouvelles. Et oui, j’ai, pour ma part, envie de prendre le risque du numérique. Mais d’un virtuel qui peut se vivre après le confinement.

Pour conclure, je dirais que le numérique nous offre ce qui « fait » le corps : le lien, ce lien sur lequel nous avons cliqué ce soir. S’il nous offre le lien, un vrai lien où je suis reconnue comme étant « moi » (comme Marie de Magdala), et bien à ma place, il nous offrira le corps. Et ce qui fait le lien, en christianisme, ce n’est pas l’image, c’est la parole. Le vrai vecteur du message évangélique est la parole, car la parole engendre la relation et fait le corps.

C’est ce qu’a compris, par exemple, François Cassingena-Trévedy, qui découvre devant les lecteurs de ses « Lettres du confinement », très suivies sur les réseaux sociaux : « Vous m’avez fait approfondir, comme jamais peut-être, la dimension sociale – « ecclésiale » – de la parole »[2].

Anne Soupa

 

[1]Vidéos « Bien dans ma foi », CEF qui représentent un Jésus de pied en cap, dressé sur une patène. 

[2] Cinquième lettre pascale aux amis confinés, 8.5. 2020

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