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Au fil de son histoire, le peuple hébreu s’est construit une image de Dieu complexe

Au fil de son histoire, le peuple hébreu s’est construit une image de Dieu complexe voire contradictoire. Celle qui émerge est celle d’une transcendance absolue : de Lui on ne peut rien se représenter, seulement dire qu’Il est celui qui est. Je crois en cette figure de transcendance. Je m’interdis de parler à sa place, car il est au-delà de tout ce que nous pouvons en dire. Je crois que l’homme ne se suffit pas à lui-même, qu’il n’est pas sa propre fin ni sa propre origine, qu’il ne possède rien : à chaque instant je me remets en face de ce Tout Autre qui me dépossède de moi-même et me conduit vers autre que moi. Ma prière se résume principalement en cette attitude d’humilité qui me fait m’abandonner à la confiance, au dépouillement, à la gratitude, et désirer tendre vers ce que j’imagine, à la suite des penseurs hébreux, être la figure de l’absolue bonté.

Les Juifs ont dessiné le portrait idéal de l’humanité lorsqu’elle se tourne vers ce Dieu de bonté. La plus belle expression de cette recherche, je la lis dans le Chant du serviteur souffrant d’Isaïe qui propose un chemin de compassion absolue avec le plus petit : ce qui sauve l’humanité est de prendre la place de l’esclave. Au premier siècle de notre ère, certains Juifs ont dit que cet être de compassion n’était pas à attendre pour demain, qu’il était là aujourd’hui. C’est en cet aujourd’hui que se fait le clivage entre les juifs devenus chrétiens et les autres. Comme le dit Luc en son chapitre 4 : « Aujourd’hui l’Écriture s’accomplit ». Et comme il le dit à l’autre bout de son texte, c’est en Galilée, c’est-à-dire au carrefour du monde, qu’on peut rencontrer le Christ, éternellement vivant.

À leur suite, je crois que, aujourd’hui, l’autre, quel qu’il soit, fût-il mon ennemi, peut me faire du bien, me mettre debout ; je crois que l’itinéraire de kénose décrit par l’hymne aux Philippiens, c’est-à-dire l’oubli de soi et l’amour inconditionnel, sont à vivre jusqu’au degré le plus extrême de la solidarité avec le souffrant, le petit ou le violent ; je crois que le pardon est le seul salut face à la violence ; je crois que tout homme est image de Dieu et mérite un respect infini.

Ces paroles qui définissent en propre le christianisme, les évangélistes les mêlent à d’autres, qui relèvent du patrimoine de la sagesse universelle, mais à qui ils donnent une force particulièrement dense et lumineuse : parmi eux, la grâce surabondante née du partage ; la conscience de la liberté et de l’égalité radicales de tous ; l’efficacité spirituelle de la constance, de la veille, du discernement ; la formidable confiance face aux angoisses du lendemain, aux peurs de la mort ; la lutte épanouissante contre les tentations de l’argent et du pouvoir ; l’exigence de vérité intérieure et de conformité des actes et des paroles ; l’engagement de notre responsabilité d’hommes et de femmes face à l’avenir du monde et de toutes ses espèces, animales et végétales, qui constituent solidairement la vie de l’univers.

Je crois que tendre vers tout cela engendre la joie surabondante qu’est la vie en Christ.

Emportée par la force inouïe de la parole évangélique et la dynamique qu’elle génère, je cherche moins à river mon regard sur Jésus de Nazareth qu’à vivre pleinement aujourd’hui en Christ. Tout aussi bien, nul, à ce jour, n’est en mesure de démêler avec une quelconque certitude ce qui, dans les évangiles, pourrait renvoyer à ses paroles ou à ses actes et ce qui est construction théologique de la part des communautés qui les ont rédigés. Mais, pour moi, peu importe.

Je crois que l’humanité est Christ lorsqu’elle se tourne de manière inconditionnelle vers l’autre : c’est alors qu’elle incarne l’amour infini qu’est Dieu, car elle a reçu cette vocation éblouissante de devenir le corps du Christ. Je reprends à mon compte les mots du dominicain Dominique Collin, l’auteur du magnifique livre, Le christianisme n’existe pas encore : « Jésus n’est ni Dieu ni homme. Il est l’humain que tout homme est amené à devenir ». Je crois en ce Christ qui est devant nous, qui est en nous. Il est à vivre, à recevoir des autres.

Les procédés d’écriture des évangélistes sont, comme c’est l’usage en ce temps, de part en part métaphoriques : c’est leur force, leur grandeur. N’en faisons pas des textes réalistes, ce qu’ils ne sont pas. Lorsqu’ils veulent dire que nous pouvons vaincre nos peurs, ils parlent de marche sur les eaux ; lorsqu’ils veulent dire que nous sommes appelés à discerner ce qui aide à vivre, ils prennent la comparaison d’un aveugle dont on ouvre les yeux. Il en est de même de tout l’Évangile, de la conception virginale de Jésus à sa crucifixion. C’est ce qui en fait une parole polysémique, ouverte à tous : je me laisse donc guider vers la profondeur de sa signification métaphorique, anthropologique, vers ses innombrables implications actuelles, pour tous, en termes d’engagement.

Je vis comme une libération de reconnaître tout ce que les écrits chrétiens doivent à d’autres cultures. Car il me semble que c’est la pointe du christianisme que de comprendre à quel point l’autre est porteur de Dieu. J’invite les chrétiens à renoncer à dire qu’ils détiennent « la » révélation, « la » parole de Dieu supposée pleinement manifestée en Jésus : ce sera un pas formidable vers la paix dans le monde. Ce sera aussi un pas vers la vérité puisque, de Jésus, nul ne sait aujourd’hui ni ce qu’il a vraiment dit ni ce qu’il a vraiment fait.

Nous avons reçu un trésor à vivre et à transmettre aux générations à venir. Il est urgent qu’ensemble nous trouvions les mots et surtout les actes pour leur annoncer cette joie d’une vie livrée.

 

 

 

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