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Tout ce que Colette nous a dit, je l’ai découvert en faculté de théologie, à Lyon, peut-être avant le raidissement de l’Église des années 80-90, mais dans un cadre ecclésial. Ceci pour dire que l’Église n’appuie pas sa foi sur la certitude de l’historicité de Jésus, ni sur une résurrection qui soit formellement dans un « au-delà », et qu’elle sait bien que la christologie – le discours sur le Christ - a considérablement évolué entre les évangiles et les conciles des IVe et Ve siècles. Ma foi - puisque c’est cette fenêtre que je vais ouvrir - est donc une foi que l’Église reconnaît. Cette foi s’appuie sur une conversion, donc sur une expérience de salut.

On peut donc dire sa foi en s’appuyant non sur une preuve de type historique, ou sur une promesse d’au-delà, mais sur le fait que Jésus fait vivre, parce qu’en l’être humain, il fait ce qu’il promet. Dans le doute maximum, c’est une sorte de preuve : c’est la preuve  « par moi »: oui, Jésus me sort de l’ornière, oui, il me libère, oui, il me rend heureuse. Ma foi est un salut.

Et si c’était autre chose qui me sortait de l’ornière, l’amour de mes proches, l’État providence, le médecin, le psy… etc ? Tant mieux. Mais si je persiste à rattacher ces causes secondes à une cause première, qui serait cette fois, le Christ, en tant qu’envoyé du Père, c’est parce qu’il y a autre chose qui me fait m’y référer.

Jésus dit qui est l’être humain.

La vie de Jésus est une vie d’homme accompli. Qu’a-t-elle de prodigieusement fondateur et nécessaire ? Elle dit que l’être humain ne peut vivre sans le don à autrui. Sur la croix, Jésus donne sa vie, par esprit fraternel. Non pour satisfaire un Père courroucé ou autoritaire, mais parce qu’en sillonnant les sentiers de Galilée, il a mis des êtres humains debout. Il a fait le bien. Le problème devant lequel on bute toujours et encore, c’est de savoir pourquoi le bien a été insupportable aux fonctionnaires du Temple, assis sur leurs privilèges, leur légalisme et leurs taxes, la fameuse taxe du Temple obtenue en culpabilisant le peuple. Jésus a libéré l’être humain de toutes ces étroitesses, il a dépassé l’apparence pour aller au cœur, vers ce qui fait vivre.

Second apport, Jésus renvoie à plus grand que lui, ce Père auquel il se réfère. Le « programme d’humanisation » de Jésus, je le vois en deux textes majeurs : les Béatitudes et l’hymne à la charité de Paul, en 1 Corinthiens 13.

Et quand je veux mieux connaître les péricopes évangéliques qui éclairent cette humanité, je ne m’appuie pas sur l’archéologie du texte, sur l’analyse historienne, mais j’apprends bcp d’une lecture narrative, c'est-à-dire d’une lecture qui prend le texte, non dans sa genèse, mais pour le sens qu’il me donne. Dans cette lecture, tout ce qui peut faire sens est à débusquer. Les rapports entre les personnages, leur psychologie, oui, bien sûr, en n’oubliant jamais que les textes sont construits pour dire qqch de Jésus, non des personnages latéraux. Par exemple, la virginité de Marie ne dit rien de gynécologique, mais elle a un sens théologique : elle dit que ce Jésus est si grand que sa venue peut passer outre aux lois de la nature.

Alors, si Jésus m’apprend mon humanité, je ne m’étonne pas du tout que, les générations s’ajoutant aux générations, on ait fini par dire que cet homme était « Dieu ». La divinité de Jésus n’est pas pour moi un postulat auquel on me demanderait de croire, mais le fruit d’une expérience. J’éprouve que ce qu’a fait Jésus est de l’ordre du « plus » de l’humanité, tout en en étant. Est-ce « divin » ? Je comprends qu’on le dise. Pour deux raisons : parce que moi, je ne sais pas vivre comme Jésus. Et parce que le don, dont Jésus a donné l’exemple, fonde la vie sociale. Un enfant arrive dans la dépendance. Si vous ne lui donnez pas à manger, si vs ne lui donnez pas vos nuits, si vs ne lui donnez pas vos bras, il mourra. Celui qui retient dans sa main va à la mort. Ou, dit autrement, tout ce qui n’est pas donné est perdu.

Et si l’on se redit que les évangiles ont été écrits après Pâques, ce que répètent tous les exégètes et tous les manuels d’initiation et aussi bon nombre de curés en chaire, c’est parce que leurs auteurs intègrent à leur discours leur propre expérience de convertis. La foi ne se transmet pas sous forme de savoir, mais en vivant. Les parents qui transmettent, et sans l’avoir « voulu », sont ceux qui vivent et laissent toute liberté à leurs enfants. Et le problème des catholiques de toujours, c’est la paresse : je prends pour « argent comptant » ou « sur parole » ce que l’autre me dit. C’est la même chose en philosophie : on répète, mais on n’habite pas. Le catholique paresseux croit « sur parole », alors qu’on lui demande de vivre. La foi du charbonnier ce n’est pas de ne pas vivre. C’est de ne pas être savant, ce qui est tt autre chose.

Aussi, puisque Jésus me fait vivre et que Jésus me dévoile, d’une part ce à quoi je suis appelée, et d’autre part ce qui sauve (le don), alors, je peux dire que Jésus sauve.

La question de l’existence de Jésus

Si je dis que Jésus est un modèle d’humanité, c’est en pensant qu’il a vraiment vécu. Ce n’est pas du tout pareil de dire que Jésus est un modèle « mythique », même si je crois en la force du mythe, ou de dire qu’il est, historiquement, mort comme un banni sur une croix.

J’accepte aisément de ne jamais être sûre, j’accepte pleinement l’analyse littéraire faite par Colette, qui met en lumière la structure midrashique, mais je pense que Jésus a existé. Je ne pense pas que l’annonce de son existence soit la plus grande fake new de l’histoire. Peut-être le penserais-je un jour, mais il faudra que je me dépêche… de changer d’avis.

Pour défendre ce point de vue, je me dis que si ce mode d’expression midrashique est celui du temps, il n’implique pas l’inexistence de Jésus. Le copier-coller midrashique avec le Premier Testament que Colette a mis en lumière ne l’est jamais sur un texte originel. 3 ou 4 siècles sont passés dessus. Souvent, le texte qui nous arrive est celui de Jérôme, dont on sait qu’il a été rapide en besogne, et pris dans un mécanisme de rétroprojection : les Pères croyaient que les Écritures annonçaient Jésus, ils ont peut-être fait coïncider des formules avec celles des évangélistes.

Et, pour tenir le rôle du contradicteur sur cette question importante, j’invoquerais aussi les quelques témoignages des historiens. Les attestations qui existent ne sont pas contemporaines. Elles datent du 2e siècle. Et ce trou dans les sources externes, entre la mort de Jésus, vers l’an 30, et la fin du siècle, questionne beaucoup, il faut bien l’admettre.

Le premier à rendre compte de Jésus est Flavius Josèphe, vers l’an 95, qui a été contesté pour de nombreuses raisons, (liens avec les chrétiens, insertion tardive par des chrétiens). En effet, lorsque Flavius dit, en parlant de Jésus :

« Il leur apparut en effet le troisième jour, vivant à nou­veau, les divins prophètes ayant prédit ces choses étonnantes et dix mille autres merveilles à son sujet ». (Antiquités Judaïques 18 / 63-64)

On a envie de dire, comme l’ont fait beaucoup d’historiens, que c’est trop beau pour être vrai. Cependant, les études ont été en partie renouvelées par Étienne Nodet, de l’École biblique de Jérusalem, qui montre (Nodet, Histoire de Jésus ? Nécessité et limites d’une enquête, éditions du Cerf, Paris 2.003 p. 225) que, dans une version en slavon de « La Guerre des Juifs » qu’il considère comme la plus ancienne, c’est Jésus qui est cité derrière celui que l’on désigne comme le « thaumaturge ». Et là, nous disposons d’un long texte qui insiste sur la puissance de la parole et le refus du messianisme politique. Certes, même si le texte est ancien, il peut avoir subi des ajouts ou des retouches. Cependant, la mention même de ce thaumaturge peut-elle avoir été inventée ? Si longtemps après, on avait injecté ce long passage, n’aurait-on pas plus simplement parlé « du Christ » ?

Plus sobre est le témoignage du courrier que, vers l’an 100, Pline le Jeune, fonctionnaire impérial, écrit à l’empereur au sujet du traitement qu’il réserve aux chrétiens, ces gens « atteints d’une superstition déraisonnable et sans mesure ». Il cite trois fois le Christ « à qui ces gens chantent des hymnes comme à un Dieu ». Pline veut obtenir que ces chrétiens « blasphèment le Christ ». On pourrait imaginer que, même sur ce mode mineur, le document ait été, au cours des siècles, falsifié. Mais nous possédons la réponse de Trajan, qui, en homme soucieux de l’ordre public, s’intéresse plus aux chrétiens fauteurs de trouble (qu’il cite 2 fois) qu’à leur grand homme. Il me semble, mais je peux me tromper, que la réponse authentifie la lettre, donc la mention qu’un « Christ » mobilise des foules.

Plus largement, je me pose deux autres questions.

  1. Je me demande comment il est possible que plusieurs sources aient constitué au cours de quelques dizaines d’années, « des » « logia », et « des » récits de la Passion sans qu’il y ait un fait historique générateur.
  2. L’autre question est celle de l’embrasement du fait croyant. Certes, les foules sont aisément instrumentalisables. D’autant plus qu’il y avait des attentes spirituelles fortes dans le Bassin méditerranéen à cette époque. Mais là encore, comment faire naître un tel mouvement à partir d’un simple corpus littéraire ? Surtout quand le message magnifie un condamné au supplice le plus infamant qui soit, la croix ; la croix qu’il a fallu quatre siècles pour oser représenter sur une peinture ou sur une sculpture, tels l’ivoire de Londres et la porte de Sainte Sabine à Rome. Comment admettre qu’un corpus littéraire si mal fagoté, si peu « marketing », pourrait-on dire, puisse initier, sans modèle visible dans la société pour prendre son appui, des expériences spirituelles de cette ampleur ? Et par conséquent, je me demande : Pourquoi avoir élaboré ce corpus ? Pourquoi les évangiles ? À qui profite le crime ? Pour ma part, je conclus à la possibilité, à la vraisemblance même, d’un noyau historique, l’existence d’un rabbi injustement condamné à mort.

J’ai agité ces questions, un peu en béotienne, car Colette est plus au fait que moi, mais je crois qu’elles rôdent en nous tous. Et elles sont importantes pour savoir dans quel paysage s’intègre une foi. Mais je redis que je n’attends pas la preuve pour croire. Je vis avec ce « peut-être que oui, peut-être que non » de l’existence historique de Jésus. C’est par exemple, ce que fait Frédéric Boyer qui, averti de la construction littéraire, se garde de conclure.

Où trouver des appuis, des aînés pour croire ?

Il me semble que ces aînés sont essentiels. Où les trouver ? Certains les trouvent dans les vies de saints, d’autres dans des militants donnés à leurs frères et à leurs sœurs, moi, je les trouve très souvent dans la Bible, qui m’est un appui précieux. J’entends bien les critiques de Colette contre l’usage trop désinvolte des expressions « Parole de Dieu » ou « Dieu Créateur ou « Dieu Providence », qui risquent de compromettre une saine transmission. Mais tout dépend de l’image de Dieu que l’on a en soi. Si c’est le Dieu du meilleur des mondes, un monde sans violences, un monde aseptisé, oui, on récusera que Dieu soit créateur, providence, ou même parole. Nous tous, que nous soyons croyant ou non croyant, nous avons à questionner d’abord les représentations de Dieu que nous portons.

Je soutiens que la Bible ne ment pas : son Dieu parle avec des paroles d’hommes qui, en creux, même par leurs égarements mêmes, leurs excès, disent un désir, une quête. Et cela suppose de savoir bien reconnaître que ces hommes peuvent s’égarer, parfois, dans la violence, le refus de l’autre (je pense au refus de mariage avec des étrangères).

Mais c’est devant cet aveu que je m’incline, d’une part parce qu’en me mettant au même niveau qu’Abraham ou Nicodème, il libère ma propre parole, d’autre part parce que, contrairement à une lecture trop restrictive de ce qu’est le canon des Écritures, il m’autorise à croire que la révélation continue, avec moi, avec mes frères et sœurs. Je soutiens qu’il y a d’autres Abraham, d’autres Moïse, d’autres christs (« envoyé »), nous tous.

Je crois que la parole de Dieu est donnée dans la fragilité d’une conscience humaine, qu’elle est là, au milieu de nous (Dt 30, 14) que la création se poursuit chaque jour et que la providence n’est pas seulement le pain quotidien, mais l’affirmation toute spirituelle que « Dieu pourvoit ». Je crois que personne, dans le monde juif ancien, n’était dupe. Le positivisme est un aveuglement moderne.

C’est cette imbrication vertigineuse entre l’humain et le divin dans l’expression « Parole de Dieu » qui suscite mon admiration, ma révérence, car elle anticipe l’incarnation d’une humanité capable de Dieu. « La Bible est Parole de Dieu et parole d’hommes », dit Paul Beauchamp. Et c’est ce que j’admire à chaque fois que j’ouvre ma Bible et que je découvre que Dieu vient parler à une humanité médiocre, banale, comme le sont Eve, « qui acquiert un homme de par Yahvé », c’est-à-dire en ignorant psychiquement la contribution de son mari, ou qui appelle Abel « le frère de Caïn » ou encore Rébecca qui préfère Jacob à Esaü.

Cela nous entraîne dans un rapport au livre qui n’est pas magistériel, légal, sacré, mais fraternel, et surtout charnel. La Bible dit la vie d’un peuple, sa quête de Dieu, dans laquelle je me retrouve. C’est le livre d’une incarnation.

Alors qui est le Dieu biblique ? Il a reçu trop de qualificatifs pour que ce ne soit pas une manière d’en protéger l’altérité. Le Dieu biblique libère. Et tout est dit. Tel est le socle. Selon le modèle d’Exode 14. Il fait changer de rive, passer de l’esclavage à la liberté. Il rend libre des idoles, tous ces faux dieux. Et cette liberté fait que je ne peux me plaindre de tout ce qui touche au bon ou au mauvais déroulement du monde.

Que dire plus ? Surtout rien ! Le langage juste, c’est, selon la conviction juive, de rappeler que c’est un Dieu tout Autre, comme il le dit à Moïse caché dans son rocher (Ex 33, 18-23) un Dieu pour lequel seul le langage apophatique est respectueux.

Anne Soupa

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